Jean-Pierre Corbeau, intellectuel esquimau

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Jean-Pierre Corbeau glaces

Jean-Pierre Corbeau est sociologue, professeur à l’Université François Rabelais de Tours, chercheur, spécialiste de l’alimentation et du goût. Il analyse pour l’Observatoire la passion des consommateurs pour les glaces et les crèmes glacées.

 

 

La glace, ou crème glacée, semble avoir un énorme pouvoir d’attraction sur les consommateurs. Comment cela s’explique-t-il ?

 

 

Du point de vue de la symbolique alimentaire, la glace renvoie à un univers de produits de grande valeur, au privilège d’une catégorie de dominants ayant accès à des choses sans prix.  Au Moyen-Age, les nobles font venir des blocs de glace de très loin. Il faut aussi du sucre, un produit cher (qui à l’époque, avant l’usage du sucre de betterave, arrive de pays lointains). Bref, une logistique coûteuse, signe d’une forme de réussite sociale, est nécessaire à la fabrication des glaces et des sorbets. Y accéder constitue donc une forme de « revanche sociale » impensée.

 

 

A quel moment la glace se démocratise-t-elle ?

 

 

A la fin du XIX° siècle, Tellier et Carré inventent des machines frigorifiques. Cela renforce la possibilité pour la bourgeoisie de consommer des crèmes glacées dans les cafés et les brasseries. Avec l’arrivée des marchands de glace à la fin du XIX° siècle, l’usage du cornet, les guinguettes, les pique-nique, la glace se popularise, mais elle reste associée à un moment festif, exceptionnel. Au début du XX° siècle, la glace est servie dans les banquets, noces, baptêmes, et un peu plus tard à l’occasion du repas dominical.

Plus tard, dans au début des années 1960, avec l’invention des bacs réfrigérés, les épiciers de quartiers vont s’équiper et vendre des glaces, toujours avec une image de modernité associée. Mais globalement, encore aujourd’hui, la glace reste synonyme d’un moment festif, d’une façon d’échapper à la routine, aux contraintes….

 

 

 

La glace est un produit qui se consomme en famille mais aussi de façon très individuelle ?

 

 

 

Au milieu du XX° siècle, le modèle de la glace individuelle s’est affirmé avec la distribution des esquimaux au cinéma. Un esquimau dont on choisit le parfum selon ses préférences. Cet aspect persiste aujourd’hui, au sein même des familles. L’enfant qui « a bien mangé » comme on dit, a le droit d’aller se choisir une glace au congélateur. Cela développe et conforte son autonomie.

 

 

Vous voyez divers aspects positifs à la consommation de glaces…

 

 

La glace, récompense pour les enfants, d’un respect du « protocole du repas » est un bon moyen de maintenir le modèle gastronomique français. En outre, c’est un aliment qui incite les plus petits à exprimer leurs émotions gustatives et à verbaliser leurs sensations : le froid qui surprend, le croustillant, les goûts inattendus… La glace est un dessert intelligent qui favorise l’éveil.

 

 

Certains sociologues parlent d’une tendance actuelle aux aliments mous, tel le hamburger, symptomatiques d’un mouvement un peu régressif…. La glace serait-elle l’un de ces aliments ?

 

 

La glace n’est pas un aliment mou à proprement parler. Dans une crème glacée, il y a fréquemment des ingrédients croquants ou craquants (noix, noisettes, caramel, meringue, …), des textures variées qui mobilisent les sens… En consommant de la glace, on est pas dans la passivité.