Journaliste culinaire, Marie-Claire Frédéric vient de consacrer un ouvrage majeur aux aliments fermentés (pain, vin, bière, fromages, salaisons…). Des aliments que l’homme a créé dès l’origine de l’humanité, et qui ont conservé toute leur puissance identitaire et symbolique.
Vous venez d’éditer un ouvrage important sur les aliments fermentés, une catégorie d’aliments que l’on a tendance à ne pas considérer en tant que tels, et pourtant au cœur de l’alimentation. Qu’est-ce qu’un aliment fermenté ?
Les aliments fermentés sont des aliments modifiés par des micro-organismes bactéries, levures, moisissures. Ces micro-organismes secrètent des enzymes qui transforment l’aliment. Il y a une centaine d’années, l’essentiel de notre alimentation était composée de produits fermentés : pain, cidre, petit salé, charcuteries…
Quelles sont les grandes catégories d’aliments fermentés ?
Il y a le pain, la viennoiserie (autrefois, les crêpes, les galettes, les bouillies, les porridges…) ; les produits laitiers (beurre , fromages, yaourts…), les alcools dont le vin, le cidre, la bière… ; les poissons (hareng, morue, saumon, anchois…), les produits liés au poisson comme le caviar, la poutargue, les sauces et pâtes à base de poisson (type nuoc-mâm) ; les viandes faisandées ou fermentées au sel (salaisons, jambons, saucissons, petit-salé…), divers légumes (choucroute, cornichons, olives, câpres….).
Selon vos recherches, l’origine des aliments fermentés pourrait remonter à la « nuit des temps », peut-être même avant l’invention de la cuisson ?
Les paléontologues ont découvert une réduction de la taille des molaires des hominidés il y a 1,9 millions d’années, bien avant la maîtrise du feu, qui pourrait s’expliquer par une baisse du temps consacré à la mastication. Cette évolution est peut-être liée à un changement d’alimentation apporté par la fermentation. Quoiqu’il en soit, la fermentation est, avec la cuisson, l’un des modes qui a permis de conserver et d’attendrir la nourriture, de la rendre appétente, et qui a facilité la naissance des civilisations.
Les aliments fermentés sont souvent des aliments « puissants » ?
L’aliment fermenté est profondément identitaire, car il accompagne l’histoire de chaque communauté, il participe à la survie, il fait partie de la culture. Le fermenté est à la fois universel et particulier à chaque culture. Il est délicieux pour les uns, répugnant pour les autres. Chaque culture le brandit pour se différencier des autres tel ce hareng fermenté scandinave, le surströmming, le nuoc-mâm du Viêtnam, le yaourt turc, l’ayran, le pozol mexicain (boisson fermentée à base de maïs et de cacao)…. L’aliment fermenté est souvent utilisé comme un produit initiatique de passage de l’enfance à l’âge adulte.
L’aliment fermenté est généralement nutritif et bénéfique pour la santé ?
En consommant des légumes lacto-fermentés, des yaourts, du vin ou de la bière, nous avalons des probiotiques. Ces probiotiques aident à maintenir notre flore intestinale, et plus globalement ce qu’on appelle le microbiote, ces centaines de milliers de milliards de microbes qui nous protègent d’attaques pathogènes graves. Sans les aliments fermentés, notre système immunitaire se dégrade. Par ailleurs, ces aliments sont sains, sûrs, plus nutritifs que les aliments cuits (qui perdent leurs vitamines), plus digestes que les crus, et même enrichis grâce à divers phénomènes de synthèse des vitamines, enzymes, acides aminés…
Dans un monde marqué par l’industrialisation des process, l’omniprésence des grands groupes alimentaires et des produits standardisés, quel est l’avenir des aliments fermentés ?
Les produits fermentés sont menacés pour plusieurs raisons. Les traditions ancestrales et les gestes qui ne sont plus transmis ont tendance à se perdre (plus personne ne fait de salaison). Il y a une tendance à tout aseptiser. On fait croire aux gens que la nourriture industrielle est la seule saine, ce qui est mensonger. Malgré cela, je reste optimiste. Dans le monde entier, et même dans des pays aussi hygiénistes que les Etats-Unis ou les pays scandinaves, diverses communautés et catégories de population, réapprennent à faire leur pain ou leurs yaourts à la maison. De très nombreuses personnes marquent leur attachement aux aliments fermentés. Sans doute, perçoivent-elles la valeur symbolique très forte du fermenté. Cet aliment relève de l’histoire de l’humanité, de l’identité des peuples. Il renvoie au sacré et au spirituel.
Pour plus d’informations : http://www.nicrunicuit.com/
Ni cru, ni cuit. Histoire et civilisation de l’aliment fermenté.
Alma Editeur. avril 2014.