Guylaine Benech, consultante en santé publique, est spécialiste de l’alcool à l’adolescence. Engagée sur le terrain auprès des professionnels de la prévention, elle vient de publier aux Presses de l’EHESP, Les ados et l’alcool. Comprendre et agir.
Qu’est-ce qui a changé dans le rapport des jeunes à l’alcool, comparativement à la génération de leurs parents ou grands-parents ?
Il est difficile de faire des comparaisons car nous n’avons pas énormément de données sur le comportement et les représentations des ados en matière d’alcool dans les générations précédentes. Ce n’est qu’au début des années 1990 que l’on a commencé à mener des enquêtes sur ce sujet. Un point notable, c’est qu’autrefois les Français consommaient davantage de produits artisanaux et familiaux, comme des liqueurs ou des apéritifs maison, alors qu’aujourd’hui l’industrie de l’alcool est omniprésente. A titre d’exemple, trois grandes multinationales possèdent à elles seules plus de 1400 marques de bières, et d’autres types d’alcools. L’offre est massive, les jeunes ont un accès facile aux boissons alcoolisées, la consommation est fortement banalisée. Autre fait notable : les jeunes filles d’aujourd’hui sont bien plus consommatrices que leur mère ou grand-mère au même âge.
Les jeunes sont donc davantage touchés ?
Les jeunes Français découvrent l’alcool très tôt. Selon l’enquête EnCLASS, plus de quatre collégiens sur dix (44%) ont déjà bu de l’alcool lors de l’entrée en sixième. Les premières ivresses se produisent en moyenne à 15 ans. Les jeunes filles sont de plus en plus consommatrices, un peu comme un moyen d’affirmer leur liberté et leur émancipation, en calant leurs comportements sur celui des garçons. Mais on a tendance à oublier que les dommages de l’alcool sur les jeunes sont considérables : les atteintes au cerveau, le risque d’addiction ou de maladie au cours de la vie, les risques d’accident… L’alcool est responsable d’un décès sur quatre chez les moins de 25 ans, ne l’oublions pas. Cela représente 15 décès de jeunes par semaine dans notre pays, et des centaines de blessés, dont certains très gravement. C’est insupportable, car ces drames pourraient être évités.
La politique de prévention publique ne semble pas à la hauteur ?
La réponse publique vis-à-vis des risques de l’alcool pour les jeunes est défaillante. C’est le constat de grandes institutions comme la Cour des comptes, le Conseil économique et social et environnemental, l’Académie de médecine… Tout le monde est unanime pour dire qu’il faut faire quelque chose. Des expertises ont été produites. Mais les décisions politiques ne sont pas prises. Néanmoins, il faut souligner l’action des acteurs de terrain, et notamment celle des élus locaux, confrontés aux troubles et aux débordements sur l’espace public. Ils tentent d’agir à leur niveau. Les parlementaires et le gouvernement ne sont pas à la hauteur, ils ne prennent pas les bonnes décisions, mais les associations et les collectivités locales font ce qu’elles peuvent pour compenser.
Où en sont les acteurs de terrain qui œuvrent pour limiter les dangers de l’alcool ?
Les acteurs de terrain travaillent avec courage, dans des conditions très difficiles, et il faut les saluer. Avec la publication en 2016, d’un rapport d’évaluation documenté et lucide de la Cour des comptes, sur la politique de l’alcool, les acteurs de la prévention et de l’addictologie se sont sentis confortés dans leurs constats et leurs demandes. Enfin, une haute instance de la république posait « noir sur blanc » les enjeux ! Ils ont repris espoir, et se sont organisés. Il y a de plus en plus d’échanges et de connexions entre les parties prenantes : associations de prévention, médecins, travailleurs sociaux, patients experts et bénévoles dans les mouvements d’entraide, professionnels de l’éducation, parents, citoyens, etc. Ces gens changent peu à peu le rapport à l’alcool dans notre société qui n’est plus simplement un produit plaisir, mais aussi un produit à risque pour la santé.
Il y a de nombreuses initiatives positives en matière de prévention mais vous rappelez dans votre ouvrage, que la société française ne pourra faire l’économie d’une vraie réflexion collective sur le problème de l’alcool chez les jeunes….
Si nous voulons protéger nos enfants, nous ne pourrons pas faire l’impasse d’une réflexion collective sur le rapport que nous entretenons à l’alcool. Ce sont nous, les adultes, qui transmettons aux jeunes, au quotidien, une image banalisée des boissons alcoolisées. De manière souvent inconsciente, nous leur transmettons une « culture de l’alcool », et l’idée très ancrée dans nos propres représentations, selon laquelle il ne saurait y avoir de fête réussie sans boissons alcoolisées. Le sujet de l’alcool va devenir un grand sujet de société, car les parents deviennent conscients qu’il en va de la santé et l’avenir de leurs enfants.
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